lundi 10 octobre 2011

Sur le Brazza 57

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Il fait nuit, nous sommes le 15 février 1957, sur un quai de gare à Paris ; j'ai cinq ans, nous prenons le train pour Bordeaux, Maman, ma sœur Isabelle et moi. Nous rejoignons mon père F. en Afrique, après un séjour prolongé en France. Nous passons la nuit, ma sœur et moi sur la même couchette du bas faiblement éclairée d'une veilleuse.
De Bordeaux, je ne me souviens que du taxi qui nous amène au port. Puis tout à coup, nous sommes au pied d'une énorme coque noire sur laquelle est écrit en grosses lettres blanches : BRAZZA... je sais lire depuis peu. Tout me paraît démesuré, la passerelle qui oscille et par laquelle nous montons, les longues coursives blanches et vivement éclairées qui nous mènent à la cabine qui, elle est petite et bas de plafond. Quant à l'unique hublot rond, il ressemble au couvercle d'un bocal de confiture avec une grosse poignée de cuivre.


C'est le départ, nous sommes sur le pont du Brazza, paquebot de la Compagnie Maritime des Chargeurs Réunis et il est 17 heures ; la sirène fait retentir deux longs mugissements et le bateau se sépare du quai tout en douceur. Les personnes deviennent minuscules et c'est la longue remontée de la Gironde...

Au réveil, devant mes yeux, les vêtements accrochés à la patère se balancent bizarrement, ils glissent lentement à gauche, puis lentement à droite ; ils se décollent de la paroi, puis se plaquent à nouveau sur elle. J'ai comme un léger mal au ventre. La mer est démontée, la proue du bateau pique du nez et remonte vers le ciel. De grosses vagues déferlent sur le pont avant, d'autres se brisent sur la coque, jaillissent en gerbes d'eau et retombent en pluie. Nous sommes dans le Golfe de Gascogne, en pleine mer. A midi, l'immense salle à manger n'est occupée que par quelques téméraires. Au cours du repas, les tables se vident. Au dessert, il ne reste plus que nous trois. (Et c'est vrai !)

Les après-midi, Isabelle et moi, nous nous joignons à d'autres enfants dans une salle de jeux où des moniteurs organisent toutes sortes de distractions et un goûter. Certains soirs, après le dîner, il y a cinéma pour les très grands. Maman nous y emmènent, au fond de la salle pour ne pas déranger, en robe de chambre et juchées sur un buffet, nous dominons l'assistance d'adultes... nous sommes les seules enfants. Après les dessins animés et pendant le court entracte, Maman nous ramène à la cabine, nous couche et repart voir le film. Ma sœur s'endort vite, mais je songe encore à la soirée, excitée et consciente d'avoir frôlé un monde clandestinement.

Compagnie Maritime des Chargeurs Réunis - via flickr Mistigree

Un jour, le 25 février et un matin, c'est la fin du voyage. La terre se rapproche, les passagers s'agitent dans les coursives ; un choc et le bateau s'immobilise, le long d'un quai : Abidjan... très vite, il fait chaud, on ne sent plus le vent du large et sur le pont, nous devons attendre avant de pouvoir descendre que les autorités soient montées à bord. Ce quai ne ressemble en rien à celui de Bordeaux : la lumière y est vive, le son des voix étrange, les odeurs fortes et enivrantes, les personnes y sont colorées. La tête me tourne un peu.
Soudain, un homme grimpe la passerelle, quatre à quatre, se plante devant nous avec un large sourire. C'est Jean P. un ami de mon père qui doit nous conduire à lui et à la plantation, au cœur du pays Baoulé.
-Elle passe partout- dit-il à Maman, en lui montrant la 2CV camionnette grise, garée sur le quai. C'était en perspective des 350 kilomètres de routes, puis de pistes, que nous aurions à faire le lendemain. Mais demain sera un autre jour...

Texte et image de caroline_8

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